Le syndrome de la gentille fille

Je vois et connais tant de femmes qui s’adaptent aux besoins des autres, sans savoir comment honorer les leurs. C’est comme si elles n’existaient pas à leurs propres yeux. Comme si leur existence devait tourner autour du fait d’être gentilles, agréables, serviables et peu exigeantes.

Je m’inclus entièrement là-dedans. Je n’ai pas fait qu’observer ces comportements chez elles : ces expériences ont façonné mon vécu de fille et de femme dans ma chair (et je continue de défaire ce que j’ai appris pour être plus authentique).

Elles passent outre leurs "oui" et leurs "non" pour prioriser le confort (réel ou supposé) de leur entourage, collègues, partenaires, ami.es,...

Elles font les choix qui arrangent les autres, pas ceux qu’elles ont besoin de faire pour elles-mêmes.

Certaines ne demandent même plus d'aide pour éviter d'être à nouveau laissées tomber ou de devoir ravaler leur déception, leur tristesse et leur rage.

Pour beaucoup, ça ne date pas d’hier. Ça a commencé dès l’enfance.

Les sociétés, les cultures et les familles qui s’alignent au modèle patriarcal façonnent et renforcent les normes auxquelles les filles et les femmes doivent répondre. Ces dernières ressentent le poids des injonctions et des attentes qu’elles portent sur leur dos, mais aussi celui des conséquences si elles n’y se conforment pas.

La réalité, c’est que :

  • Peu de filles ont le droit de dire non et sont soutenues dans leur non, alors elles donnent les réponses qu’on attend d’elles, même quand en principe on leur donne le choix.

  • Peu ont le droit d’être en colère et sont guidées dans l’expression de cette colère, alors elles apprennent à la réprimer.

  • Peu ont le droit de choisir quand elles n’ont plus faim et à qui elles veulent bien faire la bise, alors elle s’efforcent de finir leurs assiettes et de “faire plaisir”.

Les gentilles filles deviennent des caméléons qui s’alignent au maximum aux besoins et aux attentes des autres, à leur détriment. Leurs propres besoins, émotions, limites, vérités, envies et aspirations passent à la trappe. Ce n’est pas une lubie de leur part. Elles sont socialisées ainsi. C’est comme ça qu’elles apprennent à tisser des liens, à prendre leur place dans leur famille et en société en tant que femmes.

Elles s’adaptent parfaitement à ces conditions qui les déshumanisent pour répondre aux exigences de leur environnement social. Ne pas le faire, c’est risquer de décevoir, de ne plus être aimée, d’être exclue, abandonnée, rejetée, voire d’être victime de violences correctives. Ce ne sont pas des risques à prendre lorsqu’on est enfant ou qu’on ose prendre même adulte. Pas quand on a pas eu l’expérience que ça pouvait bien se passer autrement. Pas quand on ne sait pas que d’autres peuvent aussi s’adapter à nous de façon saine.

Ces filles et ces femmes n’ont d’autre choix que d’intérioriser ces injonctions, ces attentes, ce conditionnement.

Elles culpabilisent lorsque les autres sont frustré.es, en colère ou déçu.es — on leur dit ou fait comprendre qu’elles auraient dû ou pu mieux faire.

Elles compensent là où elles le peuvent pour prouver qu’elles ont de la valeur et sont dignes d’amour (car l’amour qu’elle reçoivent est souvent conditionnel). Elles se contorsionnent dans une serviabilité et une politesse excessives mais adaptées à leur situation.

Elles s’enferment derrière une façade, une douceur et des sourires qui cachent une souffrance profonde.

C'est le seul moyen qu'elles connaissent pour faire tenir leur monde sans le soutien dont elles ont besoin.

Ne pas faire de vagues.

S’assurer qu’on ne leur reprochera rien et ne pas risquer de décevoir.

S’isoler ou mentir pour que personne n'essaie à nouveau de les manipuler et de les faire changer d'avis.

C’est une violence de déposséder les filles et les femmes de leurs limites.

C’est une violence de ne pas respecter leurs “oui”, “non”, “je ne sais pas” et “je n’en veux plus” lorsque honorer leur réponse ne les met pas en danger et leur permet de satisfaire leurs besoins.

C’est une violence de ne pas honorer leur authenticité et de les empêcher d’exercer leur pouvoir personnel sur leur vie.

C’est une violence de prioriser la politesse et les apparences coûte que coûte.

Ça arrange (même inconsciemment) quand elles s’écrasent, se taisent, s’effacent et jouent leur rôle en souriant.

Si elles se trouvent aux intersections d’autres oppressions (racisme, validisme, transphobie, grossophobie,...) ça complexifie d’autant plus leur vécu. Par exemple, en tant que fille et femme noire, adopter les comportements d’une “gentille fille” (réprimer ma colère, laisser couler quand mes limites n’étaient pas respectées, ne pas faire connaître mes besoins) a fait que je n’ai jamais correspondu au stéréotype de la Femme Noire Énervée... MAIS j’ai été beaucoup comparée aux autres filles et femmes noires. On me complimentait en les jetant sous le bus dans le même souffle, ce qui reste raciste et misogyne.

Cette stratégie d’adaptation est à la fois un moyen de survie et un piège. Ces filles, ces ados et ces femmes souffrent :

  • d’êtres étrangères à elles-mêmes,

  • d’avoir une faible estime de soi et un manque de confiance en soi,

  • de douter d’elles-mêmes, de honte et de culpabilité maladives,

  • de se sentir insécurisées dans leurs relations,

  • de ne pas savoir faire face à leurs émotions et à les exprimer,

  • de solitude, anxiété, dépression, burnout, maladies auto-immunes,...

  • potentiellement de violences verbales, physiques, sexuelles,...

Quand on apprend aux filles et aux femmes à prioriser l’obéissance, la politesse, la gentillesse sans limite, à s’écraser face à n’importe quelle figure d’autorité, on ne les aide pas à développer les compétences pour se protéger.

Elles risquent de reproduire ces schémas dans des situations où elles pourraient être exposées à de la violence, de la manipulation et des abus: dans leurs relations amoureuses, leurs expériences sexuelles, avec leurs collègues, leur clientèle, ou leur hiérarchie, dans des amitiés toxiques,...

Elles n’apprennent pas à faire preuve de discernement.

Elles apprennent à être dociles envers et contre tout, à être impuissantes, à attendre d’être sauvées, à s’épuiser pour réaliser l’impossible (satisfaire tout le monde), à ignorer leur intuition et les signes de danger, à se fragmenter et à se déshumaniser à la perfection,...

Elles se perdent et ne savent plus qui elles sont parce qu’on n’a jamais pris le temps de les connaître. Et personne ne sait réellement qui est la vraie personne qui se cache derrière leurs masques.

Les “gentilles filles” ne vont pas bien parce qu’on leur apprend à mourir symboliquement.

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